Pour bien intégrer le concept délicat d’énergie ou Qi, il importe de comprendre la façon dont fonctionne la pensée chinoise traditionnelle. La pensée occidentale traditionnelle repose structurellement sur la formation des concepts et le respect de deux principes fondamentaux.
Pensée occidentale et pensée chinoise traditionnelle
La pensée occidentale traditionnelle repose structurellement sur la formation des concepts et le respect de deux principes fondamentaux.
- Le principe de causalité : toute cause produit un effet.
- Le principe de tiers exclu : il n’y a pas de terme intermédiaire entre l’affirmation et le négation.
Depuis le » miracle grec » du V ème siècle av. J.-C., qui vit l’avènement et le développement des philosophies pré-socratiques, platonicienne, aristotélicienne, puis de la géométrie euclidienne, ces principes se sont organisés en système. La connaissance des choses se construit à l’aide d’une pensée hypothético-déductive.
Comme l’écrit très clairement Aristote dans la Métaphysique, les sciences discursives (science du raisonnement) s’étant circonscrites à un objet, traitent de cet objet, mais non de l’être en tant qu’être. Elles ne disent rien de l’essence de l’objet. Elles le posent à titre d’hypothèse, sans s’assurer de son essence, ni de son existence « réelle », et en démontrent les propriétés. C’est une pensée analytique et discursive qui découpe les différents aspects de la chose sans jamais parvenir à son essence.
Erich Fromm, dans Bouddhisme, Zen et psychanalyse, cite deux extraits de poèmes pour illustrer cette spécificité de la pensée occidentale.
Un haïku* de Basho, grand poète japonais, au 16 ème siècle :
Je regarde avec attention
Un nazuna en fleur
au pied d’une haie!
Le poète, attentif, dans son amour de la nature, se rapproche autant qu’il est possible de cette petite fleur qui l’émeut et le transporte du sentiment de la gloire divine.
Un poème de Tennyson, au 19 ème siècle :
Fleur d’un mur lézardé
Je t’arrache à tes lézardes
Avec tes racines
Je te tiens dans mes mains
Toute et toute entière
Petite fleur telle que tu es
Avec tes racines, toute entière et tout dans Tout
S’il m’était donné de te comprendre
Je comprendrais alors ce qu’est Dieu et l’homme.
Tennyson cueille la fleur, Basho la contemple. Actif, analytique, Tennyson s’oppose, arrache et tue la fleur pour la comprendre. Basho accepte :
» résolument subjectif…Basho n’est plus spectateur de la fleur; il est devenu la fleur elle -même…L’esprit occidental se révèle analytique, discriminatif, inductif, scientifique. Il aime à généraliser, à élaborer des concepts, des lois à organiser. Il se veut schématique, impersonnel …Tout au contraire l’esprit oriental est synthétique. Il totalise et intègre, et ne discrimine pas… Il est subjectif, spiritualiste individuellement et collectiviste socialement. » Eric Fromm – Bouddhisme, Zen et psychanalyse
Comment concilier dans la pensée du vivant, le mouvement et l’immobilité, l’identité et le changement?
La pensée chinoise traditionnelle et son application concrète, dans la médecine chinoise, propose une approche différente de la réalité de l’être humain. Dans la tradition chinoise rien n’est séparé, et l’univers entier se révèle à la façon d’un immense organisme, dont les corrélations et les correspondances intimes laissent apparaitre l’unité. La pensée chinoise de cette époque (premier millénaire A J-C) s’oriente vers l’observation de la nature et de ses cycles, s’appuyant plus volontiers sur la synthèse que sur l’analyse, décrivant et exprimant la transformation incessante des signes l’un dans l’autre.
Tout comme on voit, dans l’univers, les phénomènes passer constamment d’une forme dans une autre :
« Au lieu de constater des successions de phénomènes, les Chinois enregistrent des alternances d’aspects. » Maurice Granet – La pensée chinoise
Au-delà de la simple observation qui note les faits, il s’agit de percevoir les changements et les mutations. Cette description des manifestations de la nature et de l’univers repose sur une pensée cyclique et intuitive.
Tout procède par cycle et alternance, saisons, nuit et jour, phases de la lune. Il en est de même en l’homme, respiration, battement du coeur, sommeil et veille. Mais ces cycles se déroulent sur un fond immuable dans lequel l’homme se conçoit comme une tout, aussi bien en lui-même, que dans son dialogue avec l’univers. Pensée chinoise intuitive qui tente de saisir les correspondances et les associations des réalités de l’être dans ses manifestations et son unité.
Je n’ai pas le sentiment que la pensée chinoise soit une recherche de sens, il n’y a pas de recherche de sens, de « métaphysique », cette science Aristotélicienne de « l’être en tant qu’être ». La pensée chinoise traditionnelle s’installe dans le rythme de l’émergence de la vie et du déclin des phénomènes.
Ainsi le fameux Livre des Mutations ou Yi King, développe une philosophie de la nature qui s’exprime dans un système de symboles numériques, pensés comme les images de ce qui se passe dans le ciel et sur la terre. Ainsi dans le diagramme des Huit miracles ou Pa Koua, traditionnellement crée par l’empereur légendaire Fou Hi qui aurait régné de 6000 à 3000 av.J.-C, on peut observer la représentation symbolique de l’état originel de l’univers.
Chacun des huit trigrammes, (du grec tri : trois et grammein : écrire), se compose de trois traits. Les traits continus reflètent les mouvement du yang et les traits discontinus ceux du yin (nous verrons ces deux symboles dans la page Yin &Yang). Ces huit signes sont conçus comme les images de ce qui arrive dans le ciel et sur la terre, se transformant continuellement.
L’ordre des traits dans chaque trigramme est éminemment significatif, ainsi que sa correspondance avec les points cardinaux.
Considérons par exemple le trigramme de SUN, le doux, premier signe de la saison du printemps.
Les deux traits yang reposent sur un trait yin qui soutient le signe comme les racines d’un arbre, les feuilles d’une plante dont la graine germe doucement. La saison du printemps est celle durant laquelle l’élément Bois est actif sur la terre, la sève circule dans les plantes et les arbres, les encourageant à croitre, produire, se déployer. On décrit le mouvement des choses, non leur essence.
Les trigrammes n’expliquent pas, ils énoncent et ce faisant donnent à penser.
Ils ouvrent la porte nous permettant de suivre le flux rythmé du souffle universel. C’est la finesse et la minutie de cette description qui donne à saisir non pas le sens mais la magie de l’être. La magie n’est pas nécessairement porteuse de sens, elle est ce qu’elle est et l’on doit simplement suivre son mouvement.
Comme j’aime beaucoup le poète japonais Basho, je vous donne à goûter et ressentir cette magie dans ce magnifique et très célèbre haïku, qui symbolise à mon sens tout le merveilleux de l’être pour qui sait voir, écouter et rêver :
Un vieux marécage
Une grenouille y saute
Oh ! le bruit de l’eau
( Ce fut ce bruit, dit-on, qui éveilla Basho à la vérité du Bouddha. Ces circonstances ne pouvaient être expliquées, aussi le haïku retranscrit-il simplement les circonstances, sans commentaires. La grenouille, dans la littérature japonaise, est assimilée à la paix et à la solitude.)
L’Énergie ou Qi
Le QI que nous tentons de traduire par énergie ou souffle se manifeste dans les phénomènes et les cycles de la nature, dont il assure et règle les rythmes vitaux. A l’origine de la naissance et de l’expression des êtres et des choses, Il est par essence, mouvant et inconstant. L’énergie est globalement une mais s’exprime en deux polarités opposées.
- polarité Yin qui tend vers l’immobilité extrême, la matière,
- polarité yang, qui tend vers la mobilité extrême, vers le subtil.
L’idéogramme chinois du Qi
est formé de deux parties :
Les deux caractères associés symbolisent la vapeur qui s’élève (yang) du grain de céréale (matière-yin) qui cuit. La dualité de ces deux polarités génère le mouvement et donc l’activité. En toute chose de l’univers, il existe yin et yang, l’un ne pouvant exister sans l’autre (principe du Tao). Cette dualité ne reste pas figée mais il y a un mouvement perpétuel, rythmé entre ces deux aspects complémentaires du Qi.
Si l’on veut pousser un peu la réflexion, on voit que l’ idéogramme du Qi comporte de nombreuses significations ou mieux, de nombreuses résonances. En se laissant porter par le mouvement analogique de la pensée chinoise, on laisse émerger des noms tels que « éther’ », ‘‘air’’, »vapeur », « brume ».. Le rapport à l’homme qui respire cet air est également exprimé dans le Qi : « respiration », « souffle ». Il semble qu’il s’agisse toujours de quelque chose d’indéfinissable, de subtil, d’insaisissable qui coule, se dilate ou se rétracte, pénètre le corps et s’en retire, comme un flux dynamique.
Le Qi oriente et régule les processus physiologiques, émotionnels, mentaux et spirituels de notre être, en correspondance avec les mouvements de l’univers dans son ensemble. Il nous permet de nous sentir unifiés et d’entrer naturellement en relation avec l’ensemble de ce qui nous entoure.
* Haïku : poème très bref de dix sept syllabes ( 5-7-5) en trois vers